Retour aux sources puisqu’avec son quatrième long-métrage, Thierry de Peretti nous reconduit sur l’île de beauté après l’interlude de sa très bonne Enquête sur un scandale d’Etat (2021). Aux alentours d’Ajaccio, ville natale du réalisateur, le film nous replonge dans l’indépendantisme corse, marotte intarissable du réalisateur, et cette fois-ci dans les années 80 et 90 au cœur des luttes politiques menées par le FLNC (Front de Libération Nationale Corse).
(66) A SON IMAGE Bande Annonce VF (2024, Drame) – YouTube
Face à la richesse du film, le Pôle rédac a choisi de se concentrer sur quelques-uns des points qui ont retenu notre attention : l’histoire de Pascale et Antonia, le rôle du métier de photographe dans l’intrigue et la richesse des formes artistiques qui y prennent place.
- La petite histoire aux prises avec la grande Histoire
Antonia, passionnée de photographie et qui essaie d’en faire son métier, est amoureuse de Pascal, fervent militant indépendantiste, toujours au premier plan des actions coup de poing menées par le FLNC. D’emblée, leur histoire ne peut être comme les autres, parce qu’elle prend place dans le tragique propre à la lutte politique, où la mort est présente à chaque instant. Bien qu’elle épouse la cause de son bien-aimé, être amoureuse d’un tel homme n’est pas sans conséquence sur le destin de Antonia. Alors que celle-ci tente d’abord de s’immiscer au sein du mouvement en tant que reporter, le spectateur assiste à nombre de ses tentatives d’émancipation, toujours mises en échec. Tentative qui est d’abord celle de faire de sa passion son métier sans se départir d’une certaine visée esthétique, où sa conception de la photographie entre en collision avec celle pragmatique et désenchantée du directeur du quotidien Corse Matin pour qui la photo n’est que secondaire. Dans À son image, Antonia apprend petit à petit à désidéaliser une vie qu’elle a pourtant toujours rêvée. Cela alors même que l’émancipation par l’art est un motif de longue date de la littérature d’apprentissage. C’est aussi la tentative d’une femme qui essaie tant bien que mal d’exister en dehors de son histoire d’amour (et qui d’ailleurs s’en persuade auprès de son père), mais toujours empêchée par l’éternel retour d’un homme voué à une cause plus grande, grave et collective, bref une cause politique pour laquelle il sacrifie explicitement sa vie et qui « contamine » l’existence de celles et ceux qui s’y raccrochent de près ou de loin. Dès lors, la hargne politique propre au FLNC, à laquelle Antonia adhère, se répercute difficilement dans sa lutte pour exister de manière autonome.
Ainsi, l’histoire d’Antonia, ce qu’elle veut devenir en tant que femme et a fortiori sa carrière s’en trouvent enfermés dans ces enjeux trop grands, trop graves qui rétrécissent les différents horizons de l’existence habituellement associés à la jeunesse. Si vous avez le malheur de vous frotter à une cause aussi sensible, vous aurez beau y faire, tenter de couper les ponts (cf. la scène dans le parloir), la vie vous y ramènera toujours. C’est l’histoire particulière prisonnière de l’Histoire, celle des grands événements, même si le groupe d’amis épouse au global la cause du FLNC. A son image nous relate donc la banalité du destin d’une femme qui passe à côté de celui-ci, parce que toujours derrière l’objectif, et surtout à attendre un homme dévoué à une cause bien trop importante pour s’attarder sur elle. Cela alors même qu’elle détonne dans ses idéaux et ses ambitions de ses deux autres amies, elles aussi éprises d’autres membres du mouvement, mais bien trop attachées à leur loyauté sans faille et à leur rôle de femmes passives et spectatrices, tantôt figures repoussoir pour Antonia et amies loyales à qui elle aime se confier.
Capture d’écran extraite de la bande-annonce du film (A SON IMAGE (de Thierry de Peretti) – Bande-annonce – sortie le 4 septembre 2024 – Vidéo Dailymotion)
- Le perpétuel « à côté » d’Antonia (Antonia femme, Antonia photographe)
Mais le film nous offre une scène sublime, renversante : alors que Pascal et Antonia se retrouvent chez elle (elle porte simplement une chemise, on vous laisse deviner l’avant), Antonia se met à photographier sous tous les angles Pascal qui est au téléphone, sûrement avec un de ses camarades. Mais c’est la musique qui occupe tout l’espace sonore, et l’on n’entend que les adresses à la cadence impressionnante du Bérurier noir : « Salut à toi le Vietnamien, Salut à toi le Cambodgien » […]. Dans cette scène, l’on peut sentir émerger une sorte de female gaze : ici Pascal n’est qu’objet du regard d’Antonia, sur laquelle la caméra fait la mise au point ; on ne voit pas son visage, et ce qu’il murmure d’inintelligible en corse paraît dérisoire au regard de l’attention qu’elle porte sur son corps jeune et bronzé qui occupe tout le plan et qu’elle n’hésite pas à déplacer à sa guise.
Cependant, parce qu’il est au premier plan, c’est dans le même temps celui qui fait qu’on ne la voit pas elle, qui ne cesse de se déplacer dans la pièce pour le capturer sous toutes les coutures. Sans oublier le topos 100 fois revisité de l’homme au téléphone qui n’a que faire de ce qui l’entoure, et en particulier de la gent féminine. L’on peut ainsi voir un lien entre la Antonia femme, toujours dirigée vers et n’existant jamais pour elle-même et la Antonia photographe dont l’objet lui échappe toujours, même lorsqu’elle semble avoir le contrôle dessus. Pascal n’est-il autre que littéralement insaisissable durant tout le film [déjà parce que ne parlant que très peu], à la fois pour le spectateur et pour Antonia ? Prise ainsi, cette scène peut donc être vue comme celle de l’échec de la quête d’un female gaze qui n’aboutira peut-être jamais, à l’image de l’émancipation d’Antonia. Cela alors même que la photographie pourrait en constituer un motif naturel, puisque le protagoniste, maître de ses choix, a normalement le pouvoir d’attirer et de centrer le regard sur ce qui l’intéresse vraiment, et où sa vision deviendrait dès lors hégémonique.
Capture d’écran extraite de la bande-annonce du film (lien ci-dessus)
Ainsi, à la fois en tant que photographe et en tant que femme, Antonia est dans un perpétuel à côté par rapport aux attentes du spectateur qu’elle génère au vu de ses principes esthétiques et de sa volonté d’exister pour elle-même.
- Des formes mises sur le même plan
Nous devons également dire un mot sur la diversité formelle d‘À son image. On a ici de la vidéo, des photos (prises pour le film ou d’époque), et une voix off qui nous accompagne tout le long. Toutes ces formes sont mises sur le même plan. La photo se place par exemple comme élément de l’histoire à part entière, elle n’arrive pas en illustration de quelque chose de déjà là. Ainsi des parties de roman-photo se subsistent parfois à la vidéo. À l’image de la passion d’Antonia pour cette forme d’expression, la photo a donc sa propre force significative. Puis à d’autres moments, De Peretti opte pour les images d’archive plutôt que la reconstitution pour relater certaines étapes de l’histoire corse : cela est-il propre à sa force politique? En tout cas, celles-ci rajoutent au côté didactique du film, qui nous fait découvrir davantage sur cette période et sur la cause du nationalisme corse largement épargnée du récit national. [Notons d’ailleurs que la Corse est aussi à l’honneur dans Le Royaume Julien Colonna qui sort prochainement en salle].
La littérature occupe aussi une place particulière : le film est d’ailleurs une adaptation du roman éponyme de Jérôme Ferrari (2018). Lorsque la voix off s’immisce dans les scènes en rapportant des extraits du livre, celle-ci fait autre chose que de venir en complément de quelque chose de déjà-là. Les mots ont leur propre « valeur ajoutée ». L’avènement des mots nous accompagne dans la recherche de la vérité, il permet de retrouver une forme de parole honnête qui désacralise la grandiloquence de l’intrigue et de l’image, de la mort aussi omniprésente. La voix -off permet de réintroduire de la banalité, de réinjecter le doute, le désenchantement. Ainsi, face à l’échec pour Antonia de rendre compte du spectaculaire au travers de ses photos prises au cœur des actions du FLNC ou sur le front yougoslave, beaucoup ont relevé cette intervention de la voix -off : « Car le problème était précisément l’absence totale de tragédie et les photos d’Antonia échouaient à en rendre compte parce qu’elles étaient trop lourdes d’une signification qui faisait pourtant défaut. » En lien avec ce qu’avance Barthes, la littérature est ce « je déçois » permanent qui nous défait de toute illusion, jusqu’à déconstruire l’idée même de tragédie, ou d’idéalisation de l’art, comme lorsque la voix off avance que « 90% des photographes n’ont pas des destins extraordinaires ».
Rien que pour ça, l’ACD vous invite à voir ce film !
Marion