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Tout commence dans un bar de striptease à Brooklyn. Anora, jeune strip-teaseuse, rencontre le riche fils d’oligarques russes, Ivan Zakharov. Cette Cendrillon moderne a trouvé son prince, la magie opère, c’est l’amour fou. Amour… vraiment ? Rien n’est moins sûr…
Ce film de Sean Baker qui a conquis le cœur de millions de français et le jury de Cannes questionne les relations de domination entre hommes et femmes. Car oui, cet amour n’est pas aussi pur que le laisse croire la comédie romantique qui marque le début du film. Argent, amour et pouvoir font rarement bon ménage.
Dès le début, cette idylle était déjà ambiguë, puisque Ivan paie Anora pour avoir des relations sexuelles avec elle puis pour qu’elle soit sa petite amie. Ivan est un jeune homme gâté, immature et dissolu, abusant de l’argent de sa famille et souhaitant profiter de son séjour aux Etats-Unis ; Anora est une jeune femme issue d’un milieu populaire, recherchant l’ascension sociale. Une rencontre somme toute bien fortuite… Leur mariage sur un coup de tête à Las Vegas, lieu de toutes les folies, fantasmes et libertés, semble refléter le caractère illusoire de cet amour qui ne durera pas, gangréné dès le départ par l’argent. La proposition de mariage elle-même part d’un sentiment intéressé, puisque Ivan cherche un moyen d’éviter de retourner en Russie travailler avec son père, et le mariage lui permet d’obtenir une carte verte et de rester aux États-Unis. Anora apparaît dès lors comme une distraction, un moyen de fuir ses responsabilités, tout comme Ivan apparaît pour elle comme un moyen d’échapper à sa condition sociale.
Toutefois, si Anora finit par véritablement tomber amoureuse d’Ivan, il apparaît rapidement que ce dernier ne la considère que comme un objet sexuel et ne verra jamais en elle son égale. Dès leur second rendez-vous, dans son immense maison, son attitude face au show que lui présente Anora est révélatrice. Par ailleurs, la relation ne se construit qu’autour du sexe ; pas une seule fois nous assistons à une véritable discussion ; preuve encore qu’Anora est réduite au statut d’objet sexuel. Dans la deuxième partie du film, lorsqu’Ivan risque d’être confronté aux foudres de ses parents qui ont appris l’union, il n’hésite pas à fuir, laissant Anora seule face aux trois hommes de main envoyés par la famille Zakharov. La fragile union s’effrite déjà, avant même que le divorce n’ait été prononcé. Le dernier échange entre Anora et Ivan résume à elle seule la réalité de leur relation : il a bien « profité » de son séjour aux États-Unis, mais surtout d’Anora.
Un film qui présente donc une domination des hommes sur les femmes, tant sur le plan sexuel, qu’économique, mais également symbolique, Anora étant considérée comme une simple « pute » par la famille Zakharov. Et cette domination n’apparaît pas seulement dans la relation entre Ivan et Anora, mais également entre Igor et la jeune strip-teaseuse. En effet, une seconde relation étrange est présentée dans la deuxième partie du film. Igor, homme de main de la famille Zakharov, est également un personnage central. Lors d’une scène chez Ivan, où il tente de maintenir Anora qui se transforme en furie lorsqu’ils attendent les parents du jeune homme, il se retrouve derrière elle, qui est forcée de s’agenouiller devant lui, dans une position explicitement sexuelle . Une scène qui se veut de prime abord comique, mais qui suggère beaucoup. Cette scène ramène à nouveau Anora à sa condition de travailleuse du sexe, et suggère que tous les hommes ne voient en elle qu’un moyen d’assouvir leurs désirs. Cela est confirmé explicitement à la fin, lors d’un échange entre Igor et Anora, où elle lui crache « tu m’aurais violée si tu l’avais pu ». Un film qui semble donc faire le procès des hommes en général. Pourtant, si l’on s’attarde sur la personnalité d’Igor, tout ne semble pas si manichéen. En effet, Igor semble à l’opposé de l’image que l’on se ferait d’un violeur, ou même d’un homme macho. Ce grand baraqué, qui paraît quelque peu benêt, est attentionné et respectueux. Il se préoccupe du bien-être d’Anora, lui tend une écharpe lorsqu’elle a froid durant leur errance dans les rues de New-York à la recherche d’Ivan, il sauve la bague de mariage prise de force à Anora pour la lui rendre… bref, une attitude de prince charmant, en contradiction avec ce que l’on aurait pu croire.
Ainsi, peut-être que ce film ne condamne pas tous les hommes et nous incite plutôt à questionner nos propres préjugés. Car oui, inconsciemment nous sommes probablement plus enclins à croire que les hommes sont des prédateurs vis-à-vis des femmes, qu’ils ont moins de respect et abusent de leur position dominante dans la société, détenue grâce à leur genre. Or il serait bien injuste de tous les mettre dans le même panier. Je pense plutôt que ce film nous invite à opérer une distinction entre Ivan, le parfait amant de prime abord, et Igor, la brute au premier regard, pour ne pas être dupe des apparences mais plutôt chercher à comprendre la profondeur des personnages. Plutôt qu’une Cendrillon moderne, Anora serait une Belle, Ivan le Gaston arrogant, et Igor la bête au cœur pur.
Malgré tout, Sean Baker conclut son film sur une touche tragique. La toute fin apparaît comme un retour brutal à la réalité après les folies du début. Un scène lente, des tons froids, une pluie battante, une petite voiture et des larmes bien réelles, en opposition totale avec le luxe, les lumières vives, le bonheur artificiel et le rythme effréné du début. Ce film qui se présente comme un espoir d’ascension n’est lui-même qu’un rêve, et la dernière scène où Anora finit par entamer une relation sexuelle avec celui qu’elle détestait, Igor, la ramène à nouveau à sa condition de travailleuse du sexe. Retour à la case départ… voire pire, puisqu’elle va devoir affronter le regard de pitié de ses collègues de la boîte, qui ont cru en cette ascension. Une fin qui semble assez déterministe finalement : il n’est pas possible d’échapper à sa condition sociale, les plus riches resteront au sommet, dans la sphère dominante et méprisante, tandis que les autres demeureront à leur place inférieure…
Une Belle qui restera donc au bas de l’échelle sociale… mais qui, on l’espère, saura trouver un peu de réconfort auprès de sa Bête.
Ludivine Million