Pour gagner sa vie et garantir un cadre de vie sain à sa fille, Djo se lance dans un trafic des plus originaux. Alors que le conflit fait rage en Côte d’Ivoire, de nombreuses familles fuient le pays pour se réfugier en France, et finissent à la rue, comme c’est le cas pour sa Tantine et ses enfants, ou dans des foyers bondés. La mère de Djo accueille donc une dizaine de personnes dans son étroit appartement. Djo s’associe alors avec son patron, un personnage que ses employés appellent “le Colonel”, ainsi qu’un agent immobilier douteux, pour tenter de trouver un refuge, une solution durable pour ces gens dans le besoin. Tel est le scénario que propose Steve Achiepo, ancien agent immobilier, dans son premier long-métrage Le marchand de sable.
Le mythe du marchand de sable, c’est celui que l’on raconte aux enfants, ce petit bonhomme doré qui se promène de maison en maison chaque nuit pour offrir le sommeil aux humains. Mais ce n’est pas de ce marchand de sable dont nous parle le réalisateur. Une rapide recherche dans un dictionnaire nous apprend qu’un marchand de sommeil est “une personne qui loue des logements ou des dortoirs à des prix trop élevés, où les gens dorment dans des conditions indignes et anormales d’insalubrité”. Le film entier est une longue métaphore filée. Djo marchande le sommeil des gens, certes, mais avec de bonnes intentions : il tente d’incarner le rôle du marchand de sable, une créature mythique, mais tout cela n’est qu’un conte pour enfants dans lequel il voudrait répandre le bien.
Dans le film, un personnage auquel Djo a fourni un logement déclare qu’il vit “comme dans un rêve”. Djo est un marchand de rêves : il créé une douce illusion pour les autres, ceux dans le besoin et ceux qui en ont besoin, mais c’est aussi lui qu’il endort dans ce beau mirage. Néanmoins, même les rêves les plus doux peuvent se transformer en réveil brutal. Et c’est exactement ce qu’est Le marchand de sable: un film qui nous fait miroiter que tout va bien mais dont la fin abrupte nous laisse le même goût que celui du réveil à 7h du matin, un lundi gris après un joli rêve.
Si Djo est un marchand de sommeil bienveillant, tout comme les adolescents qui l’aident à mettre en place ce système, Le marchand de sable nous dépeint aussi l’autre grand archétype de marchand de sommeil : le pourri, le profiteur. Le personnage de Benoît Magimel est une sorte de mafieux qui loue des logements insalubres à prix d’or à des personnes qui n’ont aucune autre solution. Toute “l’aide” qu’il apporte à ces pauvres gens est motivée par l’argent, et non la compassion. Il en va de même pour “le Colonel”, un ancien militaire reconverti en trafiquant local.
Néanmoins Djo n’est pas dépourvu d’une part d’ombre non plus. Même s’il commence par aider, parce qu’il souffre de voir ses proches vivre dans des conditions inhumaines, il se retrouve entraîné dans une mécanique trop puissante et qui vient rapidement le dépasser. Alors même qu’il sent que les personnes avec qui il travaille, le Mafieux et le Colonel, sont animées par de sombres motivations, il ne peut plus faire marche arrière : d’une part les enjeux financiers sont devenus trop importants pour ses associés pour faire demi-tour, d’autre part il y trouve également son compte.
Travaillant dur pour un salaire de misère, Djo vit chez sa mère avec sa fille dont la garde partagée est menacée. Plus d’une dizaine de membres de sa famille sont venus se réfugier dans le petit appartement de sa mère, et il est contraint de partager sa chambre avec sa petite fille. Son ex-compagne et mère de sa fille, Aurore, menace Djo de lui retirer la petite, qui souffre de troubles du sommeil du fait de ses conditions de vie. Ainsi, incapable d’offrir un sommeil sain à sa fille, il décide de le vendre aux réfugiés. Et ce trafic lui rapporte suffisamment d’argent pour louer son propre appartement et s’assurer la garde. Difficile donc pour lui de tout arrêter.
Cette situation complexe pour Djo, le fait de ne plus vouloir avancer tout en sachant qu’il ne peut plus reculer est aussi mis en lumière par la mise en scène du film. La photographie est très sombre et la majorité des plans sont étriqués. L’atmosphère est pesante. On a l’impression d’étouffer … Comme les réfugiés qui se serrent à 20 dans 15 mètres carrés …
Le message clé de l’œuvre est donc de mettre en lumière l’existence souvent oubliée de ces dealers de sommeil, de ces opportunistes qui se font de l’argent sur le dos des gens en détresse. Mais ce n’est qu’après avoir digéré le film que le second message nous apparaît clairement. Le marchand de sable, loin de l’idée de porter un message politique ou de condamner, fait le constat de la détresse des travailleurs sociaux. C’est le personnage d’Aurore, qui porte sur ses épaules tout le poids de ce constat : pleine de bonne volonté et d’empathie, elle est constamment confrontée aux barrières de son chef, qui incarne le système. Un système plein de bonnes intentions mais qui ne met pas suffisamment de moyens entre les mains de ces travailleurs sociaux, qui ne peuvent pas offrir d’aide ou pas suffisamment à ceux dans le besoin, ceux à qui ils ont voué leur carrière. Ces travailleurs sont sans solution et c’est exactement ce qu’Aurore révèle, une détresse au quotidien des travailleurs sociaux face au paradoxe qu’ils doivent affronter tous les jours. En effet, ils savent qu’ils devront confronter des gens, de véritables êtres humains, sans pouvoir leur offrir de solution durable alors que c’est pourtant ce à quoi ils se sont engagés.
La salle de l’avant première était remplie de travailleurs sociaux invités pour l’occasion. À la suite de la projection, l’équipe du film a pu recueillir les témoignages émus de quelques-uns d’entre eux – certains en larmes – qui remercient Achiepo d’ouvrir enfin ce débat, et de filmer leur détresse.
Si nous devions résumer Le marchand de sable en un mot, le premier qui nous viendrait à l’esprit est “utile”. Le marchand de sable est un film UTILE. Utile car il met en lumière des problèmes trop souvent ignorés, oubliés ou sur lesquels, honteux, on préfère se contenter de fermer les yeux. Et espérer qu’en les rouvrant ils auront disparu. Comme dans un mauvais rêve.
Léa Meimoun et Pierre Baisnée