La quête mystique du Rayon vert ou la promesse d’un voyage dans les profondeurs de l’âme humaine
Les aventures de Delphine prennent la forme d’un voyage initiatique pour fuir la pesanteur de la solitude, que le récit poétique et mystique nous invite à réaliser avec elle.
Lorsque, à l’horizon, le soleil se couche sur la mer, alors qu’il va disparaître complètement derrière la ligne d’eau, l’on peut parfois apercevoir un rayon vert pendant une fraction de seconde, dont l’éclat est celui d’une lame de sabre en mouvement. Jules Verne raconte, dans son roman éponyme Le Rayon Vert, que quand l’on aperçoit ce fameux rayon, on est censé être capable de lire dans ses propres sentiments et dans ceux des autres. C’est ce qui arrive à son héroïne qui, voyant pour la première fois le rayon vert, parvient à lire dans ses sentiments et dans ceux du jeune homme qu’elle a rencontré.
Partant de là, on pourrait croire que Rohmer s’est librement inspiré du roman de Jules Verne pour écrire le scénario de son film. Or, le réalisateur l’a tourné sans scénario pré-rédigé, laissant les acteurs improviser librement, ce qui vaut à Marie Rivière (Delphine) d’être non seulement elle aussi créditée comme scénariste, mais également d’offrir à la caméra un jeu d’actrice extrêmement naturel, personnel et touchant.
Le film est censé illustrer, dans le cadre du cycle Comédies et Proverbes, ces vers du poème Chanson de la plus haute tour de Rimbaud : « Ah ! que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent ». Pourtant, il est pendant longtemps difficile de faire le lien entre le film et ces vers sur l’amour. En effet, les thèmes principaux abordés par Le Rayon Vert sont la solitude et la tristesse, représentées d’une manière sublime par Marie Rivière. Cette dernière joue le rôle de Delphine, qui se voit décommandée au dernier moment par une amie avec laquelle elle devait partir en Grèce. Ayant posé ses congés, elle erre dans Paris et va voir, tour à tour, ses amis et sa famille, avec lesquels elle va essayer de trouver une solution. Tous la plaignent d’être généralement si solitaire, et l’incitent à partir toute seule pour faire des rencontres, ce à quoi elle répond « Ah non, dur les vacances toute seule », ne se trouvant pas l’âme d’une aventurière.
Delphine semble effectivement différente de ses joyeuses et vaines amies, qui se laissent prendre par l’amour pour oui ou pour un non et qui acceptent de vivre des relations superficielles et de courte durée. Au contraire, la jeune femme timide et introvertie qu’est Delphine préfère aux aventures d’un soir qui la font se sentir vide et triste la vraie solitude, qui lui permet au moins de continuer à espérer sans que la brusque réalité ne contrarie ses rêves. Quitte à attendre une vraie rencontre pendant longtemps. C’est aussi ce que beaucoup de personnes de notre génération commencent à comprendre, que tout ce que la société nous propose pour consommer l’amour rapidement et sans lendemain ne nous satisfait pas, ne fait que frustrer notre désir plus profond d’une relation qui a un sens et nous enlève, en un sens, quelque chose de notre humanité.
Ainsi, Delphine n’est plus avec son fiancé depuis deux ans, mais semble parfois dans le déni de cette séparation. Il semble presque que Rimbaud l’ait inventée dans ce poème de ses Illuminations : « Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. » C’est alors que, pour passer le temps et remédier à sa tristesse, Delphine va, au hasard de ses rencontres et des opportunités, répartir ses vacances en plusieurs étapes de voyage, en passant par Cherbourg, La Plagne, Biarritz, puis Saint-Jean-de-Luz. Ce film se présente finalement comme une quête initiatique : Delphine voyage de villes en villes pour mettre fin à son ennui et à sa solitude, tandis que toutes les personnes qu’elle rencontre annoncent l’évènement : elle va finir par rencontrer quelqu’un qui la sortira durablement de son état actuel. Mais, dans le fond, ce n’est pas ce que cherche Delphine, qui ne semble plus croire en la possibilité d’un tel évènement.
En revanche, elle cherche le rayon vert, ayant entendu par hasard quatre dames parler du livre éponyme de Jules Verne : cet épisode pédagogique lui apprend que ce livre, qui prend pour héroïne une femme « simple comme Blanche neige » et qui met en scène des personnages « qui cherchent » quelque chose, raconte une histoire d’amour. D’après Jules Verne, la vue du rayon vert permettrait de « lire dans ses propres sentiments, et dans les sentiments des autres ». Rimbaud écrit d’ailleurs, dans Une saison en enfer, « Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine ». En effet, lorsque le soleil se couche, sa lumière ne peut nous manquer si nous apercevons ce rayon qui est censé nous faire découvrir, telle la clarté divine, la profondeur des sentiments d’autrui. Ce phénomène intrigue Delphine qui ne souhaite avoir que des relations profondes et sincères. Cela la marque d’autant plus qu’une amie à elle lui avait annoncé que le vert, la couleur de l’espérance, serait sa couleur de l’année, et que beaucoup de symboles le lui rappellent.
En effet, au cours du film, l’héroïne trouve des cartes de jeu lors de ses nombreuses balades. La première gît par terre, dans la rue, à Paris. Au verso sont dessinées sur un fond vert des cornes d’abondance : celles-ci sont le signe que la chance et les bonheurs sensuels vont arriver dans la vie de l’héroïne. Cependant, au recto se trouve une dame de pique, figure à la connotation négative puisqu’elle symbolise la menace d’influences négatives ou le besoin de faire preuve de prudence dans ses relations. Puis, à Biarritz, elle trouve une autre carte sur un rocher, au bord de l’eau : elle est ornée d’un valet de cœur, qui représente l’arrivée de nouveaux amours. Ces deux cartes annoncent ainsi la suite des aventures de Delphine. Pourtant, lorsque celle-ci est interrogée par une amie (Béatrice Romand, qu’on retrouve des années après Le Genou de Claire, aux côtés de la fameuse Rosette) sur ses croyances et ses superstitions, elle répond qu’elle ne croit qu’en « les choses qui se font d’elles-mêmes ». Comme, par exemple, des rencontres imprévues.
Il est alors impossible de ne pas faire le parallèle avec le film Cléo de 5 À 7, dont les thèmes principaux sont l’attente et les errances d’une jeune femme. Ce chef-d’oeuvre d’Agnès Varda, qui avait à coeur, tout comme Rohmer, de mettre au centre de ses films des femmes et de creuser dans leur psychologie et dans leur personnalité, sème aussi, tout au long de son récit filmé, des cartes, des signes et des croyances, qui ont longtemps été le domaine exclusif du féminin… et des sorcières. De plus, dans Cléo comme dans Le Rayon Vert, il y a la rencontre décisive avec un jeune homme, qui met fin à la solitude et à la tristesse des deux héroïnes.
C’est ainsi lorsque l’on prend des risques et que l’on part à l’aventure que de bonnes choses peuvent nous arriver. Les vers « Ah ! que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent » prennent tout leur sens lorsqu’un parfait inconnu intervient de manière fortuite dans la vie de Delphine, et va être mis à l’épreuve du rayon vert. Elle l’attend avec lui, du haut d’une falaise de la Corniche Basque, jusqu’à ce qu’ « Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. » (Rimbaud, Les Illuminations). Ce qu’à pu découvrir alors notre héroïne est laissé à notre imagination, « Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !… » devant nos yeux (Rimbaud, Une saison en enfer).
Diane Delacruz