Après un siècle vécu presque intégralement en guerres, la fin des années 1990 est une pause exceptionnelle pour les Etats-Unis. Sans connaître les évènements qui atteindront durement son leadership dans les mois qui suivront, l’économie de l’année 1999 affiche une santé exceptionnelle : croissance, excédent budgétaire, inflation maîtrisée et faible chômage, tous les indicateurs sont au vert. L’hégémonie se joue pourtant ailleurs. Un homme d’une cinquantaine d’années, de parents italo-américains prend sa plume. Il écrit un bout d’histoire. Son nom est peu connu des studios américains mais il commence à se faire une réputation dans l’écriture scénaristique de séries télévisées. Il s’appelle David Chase et son idée est simple : raconter la vie d’un mafieux ayant des problèmes avec sa mère. On appellera cela The Sopranos. La première saison sort en 1999 et les critiques sont dithyrambiques. Pour les journalistes américains, les adjectifs manquent pour décrire ce qu’il se joue sur les écrans télévisés de plus 250 millions de ménages. The New York Times titre que cette série est l’évènement culturel américain le plus important des 20 dernières années.
Une Amérique désenchantée
La première séquence étonne. Un homme, à la carrure imposante et au sourire d’enfant, est interloqué par une statue dans la salle d’attente de sa psychiatre. « Mr Soprano ? Je vous en prie, asseyez-vous ». Le Dr Melfi est interprété par Lorraine Bracco, bien connue du public pour avoir jouée Karen Hill, la femme de Ray Liotta dans Les Affranchis de Scorcese. Celui qui va devoir s’allonger sur le divan l’est un peu moins. Un certain James Gandolfini, acteur de second voire de troisième rôle qui va trouver la reconnaissance éternelle dans son rôle de Tony Soprano, patron de la mafia du New Jersey. Il n’y a rien qui vous choque ? Comment un ponte du crime organisé peut-il se confier sur sa vie privée à sa psychiatre ? De cette ambiguïté, David Chase tisse ce qui deviendra l’une, sinon la plus grande série de tous les temps selon plusieurs médias.
Quand on brasse des millions chaque mois grâce à des activités un tant soit peu douteuses (paris, racket, deal), on n’a pas le droit à l’erreur pour sa famille ; pas celle du sang mais celle des tripes, celle qu’on ne quitte jamais sauf en mourant : la Mafia. Pire encore, on a l’obligation de dissimuler ses faiblesses, ses doutes. Mais trop c’est trop. Tony Soprano est au barbecue. Une occupation classique pour un père de famille vivant dans une banlieue, banale, du New Jersey. A cause d’un événement dont on ne dira rien, ses jambes faiblissent « C’est comme si j’avais du yaourt dans la tête » confie-t-il après coup à sa psychiatre. Le cœur s’emballe et Tony s’écroule du haut de son mètre quatre-vingt-quinze : c’est la crise de panique. On n’a jamais vu les Mafieux du Parrain ou des Affranchis s’écrouler comme cela. Chase connaît par cœur la filmographie sur le sujet mais il veut raconter autre chose : l’histoire d’un homme qui ne doit pas faillir dans une société qui cache bien sa déliquescence.
Tony Soprano, l’autre Vito Corleone
En ce sens, Tony Soprano incarne le visage de l’Amérique qui doute. Tony est un héritier plus qu’un moderniste. Son père occupait sa place avant de mourir. Son oncle, Junior dit Corrado, intimide toujours à 80 ans avec ses lunettes en cul de bouteille. Tony hérite mais à une époque où tout va trop vite pour lui. Il préfère ainsi se raccrocher à ce qu’il connaît de mieux : un temps où l’on pouvait tenir joyeusement des propos racistes, antisémites, homophobes, islamophobes. Un moment, enfin, où le seul fait d’avoir une voyelle à la fin de son nom de famille était synonyme de respect par la population.
Comment ne pas dès lors haïr ce personnage ? Lui qui incarne cette Amérique réactionnaire. « Dehors ce sont les années 1990 mais à la maison se sont les années 1950 » dit-il pour rabrouer sa fille Meadow qui jongle entre 2 époques rien qu’en passant la porte de la villa. Ce conflit de tous les instants, Tony Soprano l’éprouve à chaque épisode, à chaque minute de son existence. Il est comme pris au piège de son éducation, des valeurs qu’on lui a inculquées et qu’il n’a jamais tentées de questionner. Trop douloureux ? Si Tony n’avait pas choisi la Mafia, il serait devenu joueur de football américain. Dommage pour lui, il avait de trop petites épaules. Cette dernière remarque, le vieil oncle Corrado s’amuse à la chuchoter pour provoquer son neveu. Ni une, ni deux, Tony explose son verre contre le mur de rage. Trop tourmenté, il n’a donc rien du flegme et du silence de Vito Corleone.
Mother Issues
Dans les classiques du film de mafia, les principaux ennemis sont soit la police, soit les autres familles, soit la famille elle-même quand elle trahit. Dans les Soprano, il y a un personnage qui cristallise toutes les angoisses du chef. David Chase a puisé dans sa propre histoire pour déterminer qui serait le grain de sable dans la psyché de Tony. Il n’a pas dû chercher très loin, simplement remonter l’arbre généalogique d’une génération. Ce personnage, qui est probablement le plus diabolique de la série et en même temps de l’histoire du genre (à égalité avec la belle-mère dans Fleabag) est la mère de Tony : Olivia Soprano dite Livia. En 2016, le magazine Rolling Stone la classe à la 3ème place des « 40 plus grands méchants de la télévision de tous les temps ». Ça ne s’invente pas.
Elle n’a tué personne de ces mains, elle ne participe pas aux réunions du chef avec ses capos. Elle exerce cependant une influence morale sur son fils qui est indescriptible. D’un côté, Tony est en constante recherche d’approbation de la génitrice : « On n’a qu’une seule mère, il faut bien s’en occuper » hurle-t-il à sa psychiatre. D’un autre côté, consciente du pouvoir mortifère qu’elle exerce sur son fils, Livia n’a aucune peine à le malmener. On pourrait croire qu’elle aurait mal vieilli mais tout est parfaitement calculé. Il ne suffit que d’un geste (quid du plus beau balayement de la main de l’histoire du cinéma), que d’une parole « Les filles s’occupent mieux de leur mère que les garçons » pour que le malheureux Tony soit renvoyé dans ses buts et souscrive à plusieurs années de psychanalyse. Qu’est ce qui empêcherait alors Tony de tout couper avec sa mère ? A priori rien. Et pourtant, chez les Soprano et chez tous leurs proches, italo-américains, on ne parle pas de mère mais de la Mère quand bien même elle manierait le passif-agressif avec virulence. La mère est sacrée : c’est mama Livia. Livia est grandement dysfonctionnelle, méfiante, misanthrope, manipulatrice, acariâtre, experte dans le chantage affectif et égocentrique. La retraite lui va si mal depuis que son Johnny est mort : « Il était en Saint pour moi ». Ce mari qu’elle n’a jamais autant aimé depuis qu’il est décédé, Tony dira de lui « qu’il est mort en glapissant comme une souris » à cause de la mère.
Le génie absolu de David Chase est d’avoir fait de ce dilemme moral, psychanalytique, le centre de l’intrigue des premières saisons bien que les activités illégales de Tony auraient pu en constituer l’essentiel. Chaque acte de ce dernier est relié de près ou de loin à l’emprise qu’exerce Livia sur le fils. Chase s’est inspiré de sa propre mère et sans vraiment en exagérer le trait. C’est le fait d’avoir vécu sous le joug atroce de celle-à-qui-on-ne-peut-rien-reprocher qui a incité le scénariste à entreprendre une psychanalyse et à extérioriser ses traumas sur papier.
Esthétique de la pause
Le scénario des Soprano a été salué unanimement pour l’ampleur des thèmes psychologiques, politiques et philosophiques qu’il abordait. Ce qui frappe aussi c’est l’esthétique inouïe qui nourrit la série. L’histoire et la mise en scène se complètent, aboutissant à des séquences cultes. On a parfois l’impression d’être dans la tête de Chase et de voir les dilemmes qui animent le dialogue entre son conscient et son inconscient. Au choix, on retiendra entre autre l’épisode se passant à Naples, modèle d’exploration du thèmes des origines, aussi l’épisode entièrement tourné dans la neige, fin mélange de Fargo et d’En attendant Godot ou encore l’épisode 5 de la saison 1 qui pour beaucoup a révolutionné la grammaire des séries télévisées.
Les moments les plus flamboyants sont les moments de pause : pause dans le récit et pause dans l’action où Tony se pose et ses démons s’opposent. Parmi ces moments, on pense particulièrement aux phases de rêve et de cauchemar. Là se joue toute la complexité métaphysique de la série car chaque évènement pendant ces moments de sommeil sont des clés de compréhension des tensions entre les personnages. Pourquoi Tony vomit-il à outrance ? Pourquoi son nombril se dévisse-t-il ? Autant de symboles ont une importance cruciale dans la compréhension des personnages.
Symphonie et cathédrale
David Chase est un fin lecteur de Balzac, de Tennessee Williams et de Flaubert. De ces auteurs, il a exploité la riche construction des personnages. Ils sont trop à graviter autour de Tony. Il y a sa famille : Carmela, prisonnière de sa socialisation de mère au foyer italienne, Meadow, la fille, intelligente et révoltée contre un engrenage familial dont elle ne peut s’extraire et enfin Anthony Jr, qui synthétise dans ce corps d’adolescent un peu bene tous les malaises de la société capitaliste américaine. Il y a aussi la garde rapprochée de Tony Soprano : Paulie, un brin colérique, Sil, un poil voûté et Sal, un peu tendu. Ils ne sont pas monolithiques comme pouvaient l’être les conseillers de Michael Corleone mais ils doutent, traînent des histoires douloureuses et sont souvent hilarants. On pourrait encore citer des dizaines d’autres protagonistes. Si elle devait être une composition musicale, Les Soprano serait une symphonie, chacun y jouant de son instrument en polyphonie, avec Chase à la baguette (réputé extrêmement torturé et exigeant). Si elle devait être une architecture, elle serait une cathédrale, une sorte de construction monstrueuse, où chaque pierre raconte une histoire qui s’empile au fur et à mesure, donnant son ampleur à quelque chose qui n’est plus tellement une série mais une part de l’histoire contemporaine.
Omer Gourry