Source : https://www.lefilmetaitpresqueparfait.fr/2022/05/valerie-au-pays-des-merveilles-jires.html
Genèse et lignage intellectuel du film
Valérie au pays des merveilles, film de fantaisie et d’horreur surréaliste, est l’un des films les plus emblématiques de la nouvelle vague tchécoslovaque. Adoptant des éléments des genres fantastique sombre, horreur et folklore gothique, ce film mêle une esthétique onirique à un univers fantastique et envoûtant. Réalisé par Jaromil Jireš en 1970, c’est-à-dire à la toute fin de cette nouvelle vague tchécoslovaque, ce film est l’adaption du roman Valérie ou la semaine des merveilles écrit par Vítězslav Nezval en 1935. Au-delà de la référence évidente aux Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll, Nezval fut également inspiré par un des romans-collages du peintre surréaliste Max Ernst, Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel (1930), un peintre que j’admire particulièrement en raison de son appartenance, au début des années 1920, au futur groupe des surréalistes qui comptait André Breton, Paul Éluard et Louis Aragon — que Nezval a par ailleurs rencontrés. La découverte de la lignée intellectuelle surréaliste du film ne m’a pas étonnée et a en partie expliqué ma fascination pour ce dernier.
Extrait du Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel (1930), roman-collage de Max Ernst.
Bien qu’il soit impossible de le résumer, ce film dépeint en quelques mots le rêve étrange d’une jeune fille de treize ans, orpheline, qui vit seule avec sa grand-mère et qui se voit, dans un rêve qu’elle fait, courtisée, désirée ou agressée par des prêtres, des vampires, des hommes et des femmes. Au cours de ce rêve dérangeant, elle tente d’échapper à ces divers dangers avec le seul qu’elle semble aimer et qui l’aime en retour, Orlík (« Aiglon »).
Les grilles de lecture du rêve : une explication unique impossible ?
On peut distinguer deux lectures courantes de cette exploration surréaliste du pouvoir perturbateur de la sexualité féminine chez une très jeune fille. D’une part, selon une lecture psychanalytique largement influencée par Freud, on peut voir toutes ces incarnations qui essaient d’abuser de Valérie comme des représentations de ses propres multiplicités et désirs sexuels. D’autre part, selon la lecture politique de ce conte gothique, les personnes qui essaient d’abuser de la jeune Valérie peuvent être vues comme une représentation des forces essayant d’influencer la Tchécoslovaquie, alors une jeune nation. Il ne s’agit pas ici de départager ces deux approches et de chercher le « sens » de ce rêve, mais seulement d’interroger la portée de l’oeuvre. Bien que ces lectures peuvent avoir eu une valeur heuristique au moment de la sortie du film, j’invite le spectateur à s’en détacher afin de voir l’œuvre dans sa plus grande complexité et à s’attacher surtout aux symboles qu’elle comporte et à l’esthétique qui l’habille.
L’approche par la symbolique du rêve
Si l’on en revient à une autre théorie freudienne, « le rêve est un rébus », c’est-à-dire une une énigme, selon Freud. Il ajoute que « nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin. » Pour analyser un rêve, plutôt que d’essayer de comprendre l’ensemble, il faut s’attarder sur chaque élément du rêve, qui possède une « signification conventionnelle » déterminée et propre. Contre une approche holiste du film, on peut donc s’intéresser aux différents symboles morcelés qui le composent.
Source : http://le-gospel.fr/valerie-au-pays-des-merveilles-horreur-psychedelique-et-sexualite-bucolique/
En prime abord, il comporte de nombreux éléments folkloriques, qui sont de l’ordre des traditions et des légendes. Parmi les menaces tournées vers Valérie, il y a la figure du vampire, qui n’est laissée au hasard puisque la Tchécoslovaquie est une des pays qui se rapproche le plus, dans les légendes, du pays originel des vampires. Une autre menace vient d’un prêtre nommé Gracián, qui tente de violer Valérie, qui lui échappe par miracle. L’on pourrait voir là une ridiculisation des principes et figures de l’Église catholique, mais celle-ci entre en collusion avec l’omniprésence de références bibliques : les abeilles, et les pommes que Valérie mange ou qui servent de décoration autour du cercueil dans lequel elle est séquestrée dans la crypte. Cependant, ces motifs bibliques sont difficiles à prendre au sérieux étant donné que la Tchécoslovaquie est alors communiste, que l’Eglise catholique a donc déjà subi la répression de la République socialiste, et enfin que la République tchèque a la réputation d’être le pays le plus athée d’Europe, voire du monde. Ainsi, la figure du prêtre vient du passé et est dévoyée.
Nezval ou Nerval, Valérie ou Adrienne
Les autres figures présentes dans le film ne constituent certes pas des menaces pour Valérie, mais sont cependant énigmatiques ; on pense ainsi à la petite fille avec qui porte un panier de fleurs : tantôt elle les distribue et semble angélique, tantôt elle prend l’air narquois d’un petit diablotin. De nombreux personnages mystérieux et muets participent, comme elle, à l’énigme du rêve.
De nombreux symboles présents dans le rêve de Valérie rappellent certains passages des œuvres de l’écrivain et poète français de la première moitié du XIXe siècle Gérard de Nerval. Au-delà de la similarité de leurs noms, Nezval présente une filiation avec Nerval, dont l’oeuvre ésotérique était empreinte d’un onirisme assumé, qui inspirera d’ailleurs le groupe des surréalistes au siècle suivant. Dans l’incipit d’Aurélia ou le Rêve et la Vie (1855), Gérard de Nerval propose une réflexion sur le rêve : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »
Si, dans Aurélia, le guide du rêveur entraîne le narrateur dans un grand jardin ouvert, le rêve de Valérie l’entraîne lui aussi dans un espace de clairière. À chaque fois, l’élargissement à un espace ouvert nous fait passer d’un espace humain, travaillé, à un espace reconquis par la nature. C’est également le passage d’un temps ancien, emprunt de symbolique folklore, à un temps de renouveau, un temps onirique, où la nature est propice au salut.
Parmi les symboles présents dans le rêve de Valérie, la similitude est frappante avec le rêve éveillé que relate Nerval dans sa nouvelle poétique Sylvie (1854). La fin du film présente une ronde de villageois dansant autour d’un lit où se couche Valérie dans la forêt, pendant que les vierges chantent pour elle. Ce passage rappelle le deuxième chapitre de Sylvie, « Adrienne », dans lequel le narrateur relate un rêve pendant lequel il danse en rond, main dans la main avec des jeunes filles, autour d’Adrienne, qui chante au milieu : « Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères ». La motif de la centralité de la jeune fille dans la ronde peut nous conduire à l’idée que la cohérence du rêve est à chercher du côté de son héroïne, Valérie. Il nous rappelle aussi les désirs dont est l’objet Valérie, qui devient une femme, mais qui est surtout maîtresse de son destin et parvient donc à échapper aux désirs qui la menacent (le prêtre) ou à accepter ceux qui sont réciproques (la jeune mariée).
Un parcours initiatique à l’épreuve des dangers
Mais alors, à quoi tient la cohérence des symboles du rêve dans ce film ? Il laisse le spectateur perplexe devant ces différentes images. Peut-être, pour assurer la cohérence du film, faut-il se tourner vers un parcours initiatique dans lequel la lumière joue un rôle important car elle semble occuper une place de plus en plus grande.
Au sein du décor à l’aspect aride et aux teintes blanches et vertes, la mise en scène distingue trois espaces en partition. Les deux premiers sont situés au sein même de la maison de la grand-mère de Valérie, avec d’un côté la chambre très lumineuse et pure de Valérie, et, de l’autre, le sous-sol poussiéreux et inquiétant de la maison, qui prend la forme d’une crypte gothique aux chaudrons qui fument et aux cercueils. Dans cette superposition des espaces de la maison, la chambre semble représenter la « pureté » de la jeune fille vierge et innocente, tandis que la crypte représente le danger, le souillement, en somme le subconscient de la famille, qui se cristallise ensuite dans les actes infâmes et vulgaires de la grand-mère. Le troisième espace, qui n’apparaît qu’à la fin du film, est celui des champs, des forêts et des clairières : il représente un espace idyllique à l’image des Bucoliques de Virgile, un endroit échappatoire, mais également un retour aux traditions avec le rappel à l’ancienne culture tchécoslovaque de l’extérieur.
Source : https://www.cinelounge.org/Film/12210/Valerie-au-pays-des-merveilles
Le parcours initiatique est ainsi difficile à suivre puisqu’on ne sait rien de la manière dont l’on passe d’un espace à un autre, ce qui rappelle la logique du rêve qui nous transporte dans des lieux différents sans que l’on sache par quel moyen nous y sommes arrivés. Mais rien n’est laissé au hasard et on remarque que le parcours emprunté par Valérie dans son rêve est de plus en plus tourné vers la lumière, la nature, comme si ces dernières représentaient le lieu où les dangers qui la menacent prennent fin. L’espace des forêts et clairière de la scène finale semble être un lieu de liberté et d’espoir, dans lequel Valérie peut enfin dormir apaisée. Le parcours du rêve de Valérie rappelle ainsi les différents dangers qu’une femme encourt dans sa vie en raison de son genre, jusqu’à sa libération qui viendrait dans le sommeil de sa mort.
Diane Delacruz