Après des mois d’attentes et une promotion qui frôla de peu le harcèlement, l’évènement ciné de l’été est enfin là ! Barbenheimer, ou la réunion des deux grands films américains de l’année : d’un côté, le Barbie de Greta Gerwig et de l’autre, les trois heures de l’Oppenheimer de Christopher Nolan. Pour l’été ciné, on revient sur le duel entre la poupée blonde et le père de la bombe atomique, les propulsant au rang de superstars sur les plages ensoleillées de Santa Monica et dans le désert du Nouveau-Mexique.
She’s everything. He’s just Ken
À “Barbie Land”, reconstruction platonicienne 2.0 du monde des Idées, les Barbies vivent en harmonie parfaite dans une sorte de Los Angeles en plastoc. Les poupées y poursuivent de brillantes carrières – présidente, prix Nobel, physicienne -, sous l’œil admiratif des Ken, qui n’ont pas d’autre but que d’essayer de les impressionner. Tout va pour le mieux dans le meilleur des cauchemars nietzschéen, jusqu’à ce que Barbie Stéréotypée – incarnée par Margot Robbie -, se mette à avoir des pensées suicidaires, mettant à mal l’équilibre de cette utopie féministe.
Que ce soit le casting délirant, les décors ou la bande-son originale, tout y est monstrueusement hollywoodien. Mais cela en fait-il un bon film ? Ou tout du moins une bonne comédie ? Barbie est l’équivalent d’un sketch de Shirley & Dino : on y rigole, l’écriture y est assez maline, les blagues insolentes donc souvent justes, le tout étant extrêmement rythmé et référencé. Le film vise avant tout à s’amuser des différences hommes/femmes, du patriarcat et du monde de l’entreprise. Sans vraiment chercher à dénoncer mais plutôt à pointer du doigt les travers du monde contemporain, le second degré de Barbie s’avère très efficace. Le film ne résume pas à son apparence, et pour un film sur Barbie, ça fait plaisir.
La fin tente même d’amorcer un propos sur l’individualité et la quête de son identité, mais sans que cela ne s’incarne vraiment en Margot Robbie. Et c’est Ken, joué par un Ryan Gosling qui sait décidément tout jouer, qui parvient le mieux à saisir l’absurdité et la fragilité de nos égos. Dommage pour un film qui s’appelle Barbie… En sortant de la salle, on ne peut s’empêcher de douter un peu de l’honnêteté du film : Mattel, la maison mère du jouet Barbie, s’offre-t-elle un super coup de pub, tout en jouant le jeu de l’auto-dérision pour faire amende honorable de ses travers ? Quand au débat pour savoir si le film est féministe ou non : si le film dérange et agace autant d’hommes, c’est qu’il frappe sans doute là où ça fait mal.
« Oppie », le petit père des bombes.
Dans les années 40, dans le désert du Nouveau-Mexique et à l’abri des regards, le physicien Robert Oppenheimer, sous l’impulsion de l’armée, a réuni les scientifiques les plus brillants des Etats-Unis pour concevoir une arme qui serait capable de mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Le film de Christopher Nolan, d’une durée de 3 heures quand même(!), suit la carrière de ce scientifique, génie qui aura exporté la physique quantique aux Etats-Unis et dirigé le projet Manhattan, dont le but était de créer la bombe atomique. Sur cette figure méconnue, on apprend notamment qu’après la guerre, il fut soupçonné d’être un espion soviétique. On note au passage que certains pays ont toujours une drôle de façon de remercier les scientifiques qui sauvent la vie de leurs ressortissants (c.f The Imitation Game). Le film monte en puissance jusqu’à son point culminant, l’essai Trinity, moment où le monde bascule définitivement dans la doctrine machiavélique d’une fin qui justifie les moyens, pour redescendre ensuite et en explorer les conséquences politiques dans la poursuite de la carrière d’Oppenheimer.
De ce que la bombe nucléaire a pu apporter comme bouleversements éthiques, moraux, philosophiques, esthétiques, il n’en est pas question dans le film. Oppenheimer s’intéresse purement à la figure historique qu’il dépeint, à son parcours, ses relations et comment tout cela a pu le mener à la tête du projet de la bombe atomique. Par chance, sa vie est assez intéressante pour nous accrocher pendant trois heures : le film défile sous nos yeux comme une longue bande-annonce, le montage étant saccadé et la musique ne s’arrêtant jamais un seul instant. Ainsi, quelques moments de fulgurances viennent ponctuer ce long biopic – notamment grâce à des effets de style dispersés ça et là- , qui se transforme par la suite en procédural à la All The Presidents Men d’Alan J. Pakula dans sa dernière heure.
Opus après opus, Christopher Nolan reste fidèle à lui-même : Oppenheimer est un film cérébral et théorique stimulant, mais qui manque cruellement d’émotion, de chaleur et d’humour. Les personnages féminins sont écrits assez grossièrement et comme à son habitude, il s’amuse de twists, de détours et rebondissements pour nous raconter ce qu’il aurait pu nous dire en moitié moins de temps. Sur un sujet aussi étourdissant et ambitieux, Nolan n’aura pas eu le courage, comme d’autres artistes avant l’ont eu, de s’aventurer à l’intérieur du champignon atomique.
Égalité parfaite ?
Alors quel bilan pour l’opération Barbenheimer ? À priori, les deux films n’ont rien en commun, et l’opposition qui a été faite entre les deux s’apparente donc à une stratégie marketing plutôt maline pour relancer la machine hollywoodienne, soucieuse de son image et gelée par les contestations de sa masse laborieuse. Cependant, à y regarder de plus près, on peut observer des tissus liant les deux films entre eux : Barbie et Robert Oppenheimer sont deux figures amenées à faire le constat de leur impuissance, et à déplorer à un moment ou un autre la portée de leurs actions. Les deux films questionnent plus généralement le libre-arbitre de leurs héros et héroïnes.
En revanche, aucun des deux films ne fait le choix de s’attaquer frontalement à son sujet : Oppenheimer évite (peut-être à raison) de montrer les bombardements sur Hiroshima et Nagasaki, et le « monde réel » auquel se confronte Barbie et Ken se limite aux plages de Venice. Dans le cas de Barbie, il est même question de la liberté artistique de sa créatrice, dont on se demande jusqu’où elle a-t-elle bien pu garder la main sur son propre projet : à plusieurs reprises, le film s’offre d’ailleurs quelques réflexions métas sur son processus de production – notamment par le biais de la voix-off.
Ce que l’on constate, c’est que les deux films cartonnent au box-office. L’opération Barbenheimer, que l’on aura largué comme une bombe, est donc une mission réussie : elle redonne au cinéma sa force divertissante, sans aliéner, mais sans non plus mettre le spectateur face aux monstres qui se cachent dans un coin de son cerveau et dont l’époque est plus que jamais prompte à leur sortie.
Raphaël Dutemple