« Virgin Suicides » peut décontenancer, déranger, séduire, ou simplement intriguer ; mais il ne peut pas laisser indifférent. C’est ce tour de force qu’a réussi Sofia Coppola en laissant reposer son film sur un paradoxe très puissant : d’une beauté et d’une légèreté graphiques incontestables, « Virgin Suicides » raconte pourtant l’histoire du suicide de cinq jeunes sœurs de moins de dix-sept ans.

Si j’estime que ce film peut décontenancer ou déranger, c’est justement parce qu’il est très énigmatique. Tout d’abord, le narrateur est un adolescent, voisin des sœurs Lisbon mais totalement étranger à leur famille. Nous adoptons alors son regard, effaré lorsque la plus jeune des sœurs tente de se suicider, dès le début du film. Ce regard masculin presque amoureux est le seul moyen dont dispose le spectateur pour se figurer les protagonistes ; celui-ci dresse ainsi le portrait de blondes ténébreuses, mais toujours souriantes et souvent enjouées. Les autres personnages sont tout aussi difficiles à cerner ; le père Lisbon, autoritaire par amour pour ses filles ou par pur puritanisme ?

Le film séduira probablement les amateurs de scénographies minutieuses, colorées. Sofia Coppola construit un véritable univers rose bonbon et vert menthe, au parfum à la fraise. Les sœurs Lisbon sont belles et délicates, la banlieue est verdoyante et bien entretenue, le bal du lycée déborde de paillettes et de robes acidulées, et enfin la bande originale se caractérise tout d’abord par sa douceur. C’est un film tout bonnement rafraîchissant, qui surprend agréablement en rendant la souffrance des personnages implicite (et donc plus saisissante), et non pas plombante. A mon sens, cette subtilité est due à un rythme particulièrement maîtrisé, qui ajoute une dose de légèreté supplémentaire aux couleurs pastel. L’alternance entre des scènes légères, drôles et silencieuses (comme les quelques scènes de gêne, de drague maladroite) et des scènes plus dramatiques, illustrant l’isolement de plus en plus marqué des jeunes sœurs, est très bien pensée.

On pourrait croire que Sofia Coppola fige ainsi la féminité dans un monde de fleurs, de sucre et de mièvrerie. Pour moi, au contraire, ce film révèle tout ce qui peut se cacher derrière cette fausse douceur. La réalisatrice décrit une féminité de petites filles, qui devient oppressante car les sœurs Lisbon cherchent à entrer dans le monde adulte. « Virgin Suicides » laisse apercevoir avec subtilité combien ces fioritures acidulées peuvent être écoeurantes. Finalement, Sofia Coppola réussit un formidable jeu avec les clichés, dévie des routes toutes tracées : les personnages, caricaturaux, sont en réalité glaçants (beau-gosse rebelle, bonne famille puritaine…). Si je vous mets au défi de rester indifférents devant « Virgin Suicides », c’est justement parce qu’il est, à tous points de vues, déroutant.

Aude Laupie

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