Un panneau, sur lequel est inscrit « L’Estaque », scintillant au fond de la Méditerranée. C’est le premier plan du chef d’œuvre de Robert Guédiguian, Marius et Jeannette. Le film commence sur le port, avec la chanson Il pleut sur Marseille de Jacques Menichetti. Plus que planter le décor, Guédiguian esquisse déjà sa déclaration à l’Estaque, ce quartier nord de Marseille où il est né. De la même manière, Woody Allen entame son Manhattan sur le ciel de New-York et ses buildings, puis la caméra glisse vers une enseigne lumineuse, « Manhattan ». La voix de l’écrivain névrosé qu’il interprète s’élève. Il cherche ses mots, les bons mots pour décrire l’amour du héros de son roman pour New-York. Ces phrases tâtonnantes accompagnent les images en noir et blanc qui imprimeront le film : des rues, des passants, des parcs, des gratte-ciels. La scène d’ouverture se termine sur un feu d’artifice dans le ciel, sur fond de Rhapsody in Blue, musique grandiloquente et théâtrale. Federico Fellini place le contexte de Fellini Roma plus simplement : pendant deux minutes, « Roma » est écrit, en pourpre sur fond rouge, tandis que le maestro défend en voix-off la mise en scène non conventionnelle d’un film où fiction et réalité s’entremêlent, où séquences quasi-documentaires succèdent aux scènes fictives.
Pourquoi rapprocher Guédiguian, Allen et Fellini ? Un Français, un Étasunien et un Italien ? D’époques différentes de surcroît ? Parce que tous les trois ont réalisé un film qui se veut une déclaration d’amour à leur ville : Marseille, New-York et Rome. Il est d’autres réalisateurs dont la filmographie transpire leur amour pour une ville : Almodovar, Klapisch, par exemple, mais les trois films que sont Marius et Jeannette (1997), Manhattan (1979) et Fellini Roma (1972) en sont des illustrations remarquables.
S’ils l’aiment, l’adorent, lui rendent hommage, les trois réalisateurs n’idéalisent pas pour autant leur cité. Ils en cultivent l’esthétique sans en corrompre l’identité. Guédiguian, avec ses plans graphiques de la cimenterie désaffectée dans laquelle Marius passe ses journées. Woody Allen avec le choix du noir et blanc qui donne à Manhattan un caractère intemporel, et fait écho à la street photography, comme en témoigne la mention de Diane Arbus dans le film. On pense aussi aux photos de sa consœur de Rolleiflex Vivian Maier, du français Henri Cartier-Bresson, aux portraits empreints de questions socio-économiques de Mary Ellen Mark ou Helen Levitt, ou encore aux clichés architecturaux de Berenice Abbott. Dans Manhattan, le ton ironique et analytique contrebalance l’esthétique des plans de la ville. Woody Allen fait exister les musées, Central Park mais aussi les minuscules appartements vétustes et hors de prix. Il montre une ville en transformation, pleine de travaux et d’entreprises de démolition, parfois insalubre, à la météo capricieuse. Une ville qu’il qualifie lui-même, dans la première scène du film, de « métaphore de la décadence de la culture contemporaine », tournant en dérision une élite intellectuelle new yorkaise poseuse.
Pas de glamourisation non plus chez Fellini, nous ne sommes pas dans une annonce touristique. Ses travellings sur Rome ne sont pas des paysages de carte postale. Il filme les cadavres d’animaux, les bouchons, les heurts, la crasse. Il filme les enfants seuls dans les rues, les hauts immeubles avec des femmes aux balcons, les chiens errants, les ordures qui jonchent le sol. Quand Fellini représente les Italiens, il retranscrit l’importance de la famille, de la religion, l’amour de la nourriture et de la chanson. Mais jamais cela ne sonne faux. Il les dessine avec subtilité, entre sensualité et ridicule. Ses personnages ont un style, une dégaine particulière. Ils sont en équilibre entre érotisme et religieux, entre chansons et disputes, humour badin et machisme. Fellini explicite dans le film son choix de ne pas enjoliver, de ne pas taire les mauvais côtés, par souci de vérité.
Le cinéaste dénonce aussi, et avec force, une forme d’hypocrisie. Il capte et retranscrit la prééminence de la religion dans la culture italienne, et la cohabitation de la piété et du blasphème. Il construit une satire de l’hypocrisie romaine des ecclésiastiques, qui atteint son apogée dans la scène mythique du défilé de mode des clercs devant une brochette de cardinaux. Il accuse ouvertement leur opulence et leur décadente luxure. Et par la même occasion leur perversité, quand les cardinaux se rendent dans une maison close et expient ces péchés par la confession.
Guédiguian dresse comme lui un tableau des inégalités sociales dans la cité phocéenne, mais aussi un éloge de sa diversité culturelle, sociale et religieuse. Il choisit, comme récemment Audiard dans Les Olympiades, de concentrer l’intrigue dans un quartier populaire et dynamique de Marseille, l’Estaque. Les voisins que le réalisateur invente, aux accents qui chantent comme chez Pagnol, sont tous porteurs de messages politiques. Entre deux séances de commérage, on entend Monique (Frédérique Bonnal) pester contre son mari qui hésite à faire grève (Jean-Pierre Darroussin), Caroline (Pascale Robert) rappeler le devoir de mémoire et l’impact économique de nos habitudes de consommation, Justin (Jacques Bondet) expliquer au fils de Jeannette ce que c’est que la religion et la tolérance. Le bruit des cigales ne cache pas l’engagement politique assumé de Guédiguian, il le complète. Le cinéaste magnifie Marseille, ses excès, sa diversité, son militantisme, la musicalité de ses accents. Et l’amour est réciproque. La ville l’élève à son tour au rang des grands cinéastes français. Sept nominations aux César 1998, pour son plus grand succès à ce jour. Ariane Ascaride remporte le César de la meilleure actrice. Un clin d’œil, bon résumé du film, apparaît sur le T-shirt du personnage de Darroussin, « fier d’être Marseillais ».
Chez Woody Allen, l’hommage à sa ville passe aussi par la musique, celle de George Gershwin. Le mélomane réalisateur, comme à son habitude, ponctue Manhattan de jazz. Bien que plus rattaché à Harlem qu’à Manhattan, le jazz habite New York comme le film. Tout comme Alone in Kyoto du groupe Air sublime les déambulations japonaises de Bill Murray et Scarlett Johansson dans Lost in Translation, la bande originale fait prendre une nouvelle dimension à l’hommage allenien à la Grosse Pomme. Allen fait une déclaration pleine de références, d’hommages dans l’hommage, à la ville de New York et au quartier de Manhattan.
Dans leur union, peut-être la changent-ils un peu, leur ville. Leur représentation est empreinte de leurs souvenirs, leurs expériences, de leur patte. Dans l’une des séquences de Fellini Roma, des archéologues découvrent des fresques qui disparaissent aussitôt, leur présence ayant dégradé leurs conditions de conservation. On peut y voir une métaphore de la volatilité, voire de l’irréalité, de la Rome de Fellini. Elle n’existe peut-être que dans sa tête, à travers ses souvenirs et son imagination ; et dans son film. Mais la Rome de Fellini magnifie la Rome tout court, tout autant que Rome nourrit la vie et l’œuvre du cinéaste, qui lui doit tant mais le lui rend bien. Il en est de même pour Allen et Guédiguian. Ces couples lieu-réalisateur en deviennent éternels, mariages non-exclusifs mais sans divorce.
Eva Defouloy-Mosoni