Naviguant magistralement entre l’Histoire et l’histoire du cinéma, Alice Rohrwacher signe une fable fantastique sublime
On aurait tort de réduire le cinéma italien aux grands maîtres néo-réalistes de l’après-guerre. Certes, il est difficile de creuser son propre sillon quand l’ombre de Fellini, Pasolini, Risi, Scola etc. vous surplombe. Et pourtant, après Les Merveilles et Heureux comme Lazzarro, deux long-métrages primés au festival de Cannes, la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher, nous rappelle, comme par électrochoc, que le cinéma italien n’est pas mort et qu’il a trouvé une digne héritière, une humble passeuse. La Chimère suit une bande de Tombaroli¸des pilleurs de tombes étrusques qui participent à un trafic d’œuvre d’art. À la tête de cette petite entreprise, il y a Arthur – « l’Anglais » – qui revient dans sa petite ville du bord de la mer Tyrrhénienne après un séjour en prison. Arthur a un don : il ressent le vide. Ainsi parvient-il à dénicher avec une baguette de sourcier les cavernes cachant des trésors antiques. Ce même vide est aussi le souvenir d’un amour possiblement perdu avec une certaine Beniamina.
Arthur est un homme mystérieux. Toujours impeccablement élégant dans son costume de lin blanc en dépit de la boue, son regard illumine son opacité. Il se montre très adroit pour dénicher les plus belles pièces étrusques avec sa bande de petits brigands, qui n’est pas sans rapport avec celle dans Le Pigeon de Moniccelli. Sans jamais les appuyer ni même s’en enorgueillir, la réalisatrice ravive par touches successives tout un pan de l’histoire du cinéma italien : Amarcord, La Dolce Vita, Fellini Roma… Ce jeu de référence, soigneusement incrusté au scénario par la réalisatrice, serait insupportable si cette dernière n’en faisait pas quelque chose de bouleversant comme c’est le cas dans La Chimère. L’Italie dialogue avec son Histoire comme le cinéma avec ses fantômes, à l’instar de son personnage principal qui tel un funambule avance entre les souvenirs d’un amour passé et une escroquerie contre son Histoire.
Alice Rohrwacher évoque un pays qui, plutôt que d’annihiler et de piller son passé, se cherche, essaye de trouver une autre voie. La bande de malfaiteurs est attachante grâce à sa maladresse. Ces quelques bras-cassés vivent au pied d’un palais italien habité par une matriarche, incarné par la surprenante Isabella Rossellini. Des fulgurances émergent du contraste entre ces gens pauvres qui creusent la terre à la main pour la piller et le bloc de pierre du palais qui commence doucement à prendre l’eau. La Chimère est un film sensoriel où l’on se murmure des mots d’amour. On avance lentement à la bougie dans les cavernes inexplorées, tel Orphée aux enfers. On s’embrasse furtivement sans paroles. Le grain lumineux et le format rappellent des pellicules de films de vacances, comme si l’histoire qu’on vit était évanescente et appartenait déjà au passé.
Chacun poursuivra sa chimère dans ce film qui est plus de l’ordre de la sensation que de la raison. La raison et le mercantilisme du marché de l’art s’incarnent à la fin dans le personnage joué par Alba Rohrwacher, une BCBG peroxydée qui n’est pas sans rappeler Georgia Meloni. Meloni et Berlusconi composent cette bande de petits mafieux que conspuent sans vergogne les artistes italiens à l’instar d’Arthur qui, s’adressant à une statue, dit : « Tu n’es pas faite pour le regard des Hommes. »
«Je suis peiné par ce qu’il se passe dans la culture dans mon pays. Si l’on continue à assassiner la culture sur laquelle notre histoire est fondée, notre patrie sera vraiment belle et perdue, comme le chante le chœur des esclaves dans Va pensiero » disait le maestro Riccardo Muti en 2011 lors d’une représentation de Nabucco à Rome. Ces quelques mots résonnent avec La Chimère.
Omer GOURRY