8 femmes, Francois OZON (2002)
Lorsque François Ozon a annoncé en 2001 le casting et le tournage de son nouveau film, 8 Femmes, le petit milieu du cinéma était resté interdit. On se demandait : que va-t-il se passer si on laisse en lieu clos, comme des lionnes en cages, huit actrices renommées, certaines ayant même une réputation de diva, parmi les plus grandes de leurs générations respectives ? Fanny Ardant et Emmanuelle Béart vont-elles s’injurier ? Catherine Deneuve et Isabelle Huppert vont-elles s’étriper ? On se demandait cela avec une pointe de curiosité mal placée, certainement saupoudrée d’un peu de sexisme, mais surtout parce que cela faisait ostensiblement écho au scénario dudit film : huit femmes, de différentes générations, de différents tempéraments, enfermées dans un manoir, qui allaient se déchirer, s’écharper, se révéler sous nos yeux ébahis.
8 Femmes est l’adaptation d’une pièce de boulevard régulièrement jouée un peu partout en France, en province surtout, populaire lors de la seconde moitié du XXe siècle. Sa proposition était simple : dans le manoir d’une famille bourgeoise des années 50 lors de la période de Noël a lieu un meurtre, celui du maître de maison, tué d’un coup de poignard dans le dos. Les suspects, ou plutôt les suspectes, sont toutes désignées : les huit autres femmes de la famille – au sens large -, seules présentes dans la maison et contraintes d’y rester à cause d’une importante chute de neige, d’un fil de téléphone mystérieusement coupé et de freins de voiture défectueux. La maison familiale devient alors le théâtre de disputes et de révélations insoutenables pour résoudre cette énigme : qui a tué Marcel, le père de famille chéri ?
Les huit femmes nous apparaissent progressivement dans une chorégraphie bien rodée : d’abord de manière symbolique via les fleurs du générique associées à chacune d’entre elle puis de façon très franche, alors qu’elles ouvrent une à une les portes vert pomme, rose layette de la maison, qu’elles s’exhibent telles les grandes dames qu’elle sont à l’écran comme à la ville et qu’elles entament un ballet d’embrassades et de discussions. Il ne nous faudra que quelques minutes et répliques grinçantes pour deviner la personnalité, caricaturale de prime abord, de chacune des huit femmes : Gaby, hautaine et bourgeoise ; Augustine, la vieille fille névrosée ; Mamie, qui veille sagement sur sa famille ; Suzon, la fille aînée modèle ; Catherine, sa petite sœur rebelle ; Louise, la bonne sournoise ; Chanel, la gouvernante, présente dans la famille depuis la naissance des filles ; enfin, plus tard, Pierrette, la soeur de Marcel, maintenue à la marge de la famille. Si les rapports sont au départ aux mieux parfaitement affectueux, au pire taquins, la découverte du corps de Marcel et le début de l’enquête font éclater les faux-semblants et les manières bourgeoises dont se drapent ces femmes de bonne famille et que subissent leurs domestiques. C’est Suzon, la fille de Marcel et Gaby, rentrée d’Angleterre pour l’occasion, qui mène d’abord la danse en interrogeant, sondant, scrutant les dires et les réactions de ses comparses, celles-ci ne manquant pas de répliquer et de ternir l’image parfaite et candide de Suzon. Les hostilités sont lancées ; les attaques physiques et psychiques fusent ; le vernis se craquèle. François Ozon prend des détours, mine le terrain d’improbables mais captivants retournements de situation pour explorer la psychologie de ses huit femmes.
Plus qu’une enquête policière classique, les véritables secrets que l’on cherche à révéler sont ceux farouchement gardés par les huit femmes ; les piques cruelles et la répartie bien sentie ont ici plus de valeur que le compte-rendu des faits. On l’a dit, cela se remarque d’emblée, ces personnalités hautes en couleur sont ancrées dans des stéréotypes qu’elles s’emploient joyeusement à malmener ou incarner pour mieux servir leurs intérêts, participant d’une position sociale ou d’une catégorie particulière – la bourgeoise vénale qui n’a jamais aimé son mari mais l’a épousé pour son argent, la soeur mal-aimée noyant sa solitude dans de mauvais romans à l’eau de rose – mais aussi d’une symbolique à peine voilée qu’il nous est très facile de déchiffrer. On est admiratif devant Gaby, enveloppée dans son opulent manteau en fourrure léopard qui exprime en un seul motif toute son assurance et sa richesse débordante. On trouve Pierrette envoûtante dans sa robe rouge moulante, tandis qu’elle serpente et couvre de mièvreries ses belle-soeur, ses nièces et leurs valeurs guindées. En effet, les huit femmes sont grimées en tenues traditionnelles aux couleurs criardes, chacune étant associée à une signification particulière. Certaines disent cruellement le statut social inférieur : la tenue de soubrette pour Louise, la robe ample et grise, qu’on dirait pratique, de Chanel ; d’autres, le luxe obscène dans lequel on macère : les broches dorées, les fichus bariolés de ces dames. Le moindre accessoire, la moindre variation de couleur fait état du bouleversement intérieur du personnage. On pense notamment au personnage d’Augustine, qui connaîtra le développement le plus flagrant et dont la tenue passera d’un brun morne – symbole du refoulement, elle qui ravale sa haine, son ressentiment, ses émotions sincères, qui s’abîme dans sa solitude et son désespoir – à un satin éclatant. La confrontation de ces huit femmes donne vie à un tableau bigarré aux teintes chatoyantes et personnalités clivantes ; néanmoins, elle saura contre toute attente dépasser les apparences superficielles pour révéler le mystère, les nombreux secrets qui entourent la mort de Marcel.
Véritable psychodrame cathartique, 8 Femmes explore les tenants et aboutissants d’une enquête a priori simpliste pour mettre en exergue les tourments intérieurs que peut traverser une “bonne famille traditionnelle ». Personne n’est épargné mais tout le monde y va de sa superbe, notamment lors de quarts d’heure de gloire musicaux dans lesquels nos huit actrices reprennent les standards de sept chanteuses ; c’est alors que, au détour d’un éclat de rires ou de larmes, on croise Françoise Hardy, Marie Laforêt ou Sylvie Vartan. Avec son kitsch décalé et son mauvais goût assumé, 8 Femmes s’avère être plus profond et mordant qu’il n’y paraît et nous permet d’observer, par le petit trou de la serrure, ces scènes rares de la vie quotidienne.