Petite Nature est de ces films qui explorent l’amour comme un élan qui se mêle à un autre, comme un mouvement hors de soi qui s’articule à une autre impulsion, un autre désir, celui de partir, de s’ancrer autre part, de se découvrir soi-même ailleurs. C’est un film qui nous dit l’amour, ce sentiment salvateur qui nous accroche au monde des autres. Ce sentiment qui nous prend, nous sort de nous-même, nous fixe quelque part ailleurs, enfin.
Découvert lors d’un dimanche pluvieux dans une salle du Louxor où Samuel Theis nous avait enchantées de sa présence, ce film nous a semblé parler exactement de ça, d’amour « toujours » : de la continuité d’un élan qui nous emporte, heureusement, toutes et tous. Les enfants aussi.
Le film raconte l’histoire d’un enfant de dix ans qui tombe amoureux de son maître d’école. Johnny (Aliocha Reinert), petit garçon fin et délicat, blond aux cheveux longs, vit avec sa mère (Mélissa Olexa), son grand frère, son petit frère et sa petite sœur dans un HLM de la ville de Forbach, en Lorraine. Dans le petit appartement familial où tous les espaces sont partagés, Johnny est chargé de bien de responsabilités : confident principal de sa mère, il doit aussi s’occuper de sa petite sœur, l’habiller, l’amener à l’école. Depuis la cloison fine de sa chambre, il observe la vie agitée de sa mère dont les attaches amoureuses et sexuelles, de quelques heures ou quelques mois, rythment la vie du garçon.
Petite nature, enfant sans ancrage, Johnny ondule dans le grand monde des adultes. Mais ce milieu-là dans lequel il vit est un monde mouvant, instable, fait de sentiments complexes, de privations, de ruptures et de rencontres renouvelées. C’est un monde intranquille qui à tout instant menace de chavirer. L’amour, jamais très loin de la violence, prend la forme d’un regard fier, de confession sur l’oreiller, ou d’inquiétudes démesurées. Il se lit sur les traits durs de Sonia, la maman, ou au creux des colères de Johnny.
Samuel Theis filme un enfant un peu perdu, qui semble parfois hors du monde quand la caméra du réalisateur flotte autour de lui. Lorsque Johnny rencontre son nouvel instituteur, Monsieur Adamski, quelque chose le retient, enfin. L’enseignant l’accroche, le maître, le tuteur, lui offre un point à fixer pour ne plus tanguer. Un lieu nouveau, passionnant, cultivé, vers lequel s’élancer. Quand la famille de Johnny ne semble plus l’entourer, quand l’amour qu’il y trouve ne lui correspond plus assez, avec Adamski il se sent enfin porté, considéré, motivé. Voie de sortie de la honte, de la violence, de la dureté, du HLM et de la précarité. Le film montre alors la naissance d’un désir, la pureté de l’élan de l’enfant qui voit en cet homme le moyen pour amarrer. Ce qui est l’objet du film, c’est la complexité d’un élan cristallisant les multiples formes d’un désir qui est dans le même temps « élan d’éveil, de libido et de conscience de classe ». En traversant le bois qui le mène au centre-ville, en passant de l’univers clos de l’appartement au monde de l’école, l’enfant découvre de nouvelles manières de voir le monde, de nouvelles façons d’aimer.
Le réalisateur construit un film qui donne toute son importance à l’amour enfantin, avec une caméra à la taille de l’enfant et un effort pour comprendre, sans euphémisme ni dérision, les enjeux de ses sentiments amoureux. Et c’est d’autant plus fort que l’enfant qu’il filme est un garçon subtil, curieux, d’une grande maturité, prêt à embrasser toutes les pulsions de son corps et de son cœur. Capable d’aimer, de désirer. Il y a quelque chose d’impérieux dans les sentiments du garçon, et c’est avec une pure grâce qu’il se lance, se donne à celui qu’il désire, et s’adonne au plaisir.
Mais toute la finesse du film est de montrer aussi tout ce qu’il y a de confus dans ces sentiments, l’éblouissement et la fascination qui les fondent. Le maître d’école est cette figure de fantasme qui nourrit un amour rêvé, illusoire, confus et solitaire. Il montre aussi comment l’amour est dur, sentiment ingrat, pour un enfant qui, bien qu’entouré d’amour, doit trouver son équilibre entre les multiples injonctions qui le saisissent dans son milieu. D’un côté, on ne dit pas l’amour, on se refuse ses mots, ses expressions intelligibles. Dans la famille de Johnny, l’amour se dissimule, se devine parfois, mais ne se dit pas. De l’autre côté, mis en présence par sa mère, c’est une autre propension qui règne : laisser jaillir l’amour dans ce qu’il a de plus physique, charnel, sexuel. Ne pas retenir le corps qui aime. Trouble et confusion d’un enfant face à la subtilité et l’implicite des normes amoureuses, contraint à tâtonner, chercher les frontières, ne pas les comprendre, et avoir honte, ensuite.
Aussi, faisant fiction du réel, Petite nature de Samuel Theis est un film sans ambiguïté qui dit avec pudeur et justesse ce que c’est que c’est que l’amour dans le cœur d’un enfant.
Si le sentiment amoureux est traité dans une forme fictionnelle, filmé avec poésie dans les lumières automnales des villes et forêts du grand Est, ce sujet prend part à un geste également profondément naturaliste : l’œuvre de Samuel Theis rejoint ainsi celle de ces Annie Ernaux, Didier Eribon et Édouard Louis, cherchant à donner forme à l’expérience d’une vie, celle d’être transfuge de classe. Aussi, on comprend pourquoi amour et ruptures sonnent si bien ensemble dans ce film : parce que l’amour dont parle Samuel Theis, c’est ce mouvement par lequel on part. Le désir de Johnny pour son jeune professeur Adamski est une prise de conscience de l’ailleurs. C’est un cri, une révolution, une façon pour le garçon de s’arracher à son monde, d’étirer son champ des possibles. Désirer, c’est espérer un autre monde dont l’existence nous apparaît tout juste, et qui s’abat avec violence sur ce qui était pour nous l’ordre des choses, encore la seconde d’avant. Aussi, pour Johnny l’amour est concomitant d’une sourde colère qui explose au visage de sa mère : « cette vie de merde !». Après ça, torse nu face au miroir, sur un « Child in time » de Deep purple, on peut se dire, enfin, que l’amour est lancé.
Emma Revillet et Lucie Kasperski