Un enfant court sur une plage de Normandie. La musique Et car de police se lance une dernière fois. L’enfant ne s’arrête pas, seul sur cette plage qui s’étend à perte de vue. Enfin, il atteint l’eau. Il regarde la caméra, « Fin ». Rembobinons.
Les Quatre Cents Coups raconte l’enfance difficile d’Antoine Doinel, largement inspirée de celle de Truffaut. C’est une fresque du Paris des années 1950 – la salle de classe est uniquement masculine, on écrit à la plume, on redoute le service militaire, les rues sont jonchées de 2 CV, les pères donnent des baffes à leurs gosses en public. Les enfants fument en lisant Balzac. En partant de ce cadre spatio-temporel très nettement défini, Truffaut parle des relations compliquées qu’entretient le jeune Doinel avec ses parents, mais aussi d’amitié et de quête de liberté – des thèmes universels en somme.
Nous pouvons lire Les Quatre Cents Coups avec deux regards : l’un, sociologique, sur une œuvre qui apparaît tel un fragment historique d’une époque pas si lointaine mais déjà oubliée. L’autre, sur l’histoire d’un petit garçon qui a des parents peu présents et qui fait l’école buissonnière pour échapper à sa réalité. Plutôt qu’aller à l’école, il préfère le cinéma, la fête foraine et voler une machine à écrire avec son ami René. J’ai découvert Les Quatre Cents Coups alors que j’avais à peu près l’âge du protagoniste. Je l’ai revu adolescente, et puis plus récemment. Enfant, je rêvais des bêtises que faisait Antoine, à la façon d’un Petit Nicolas. Avec le temps, le film a pris des couleurs bien plus mélancoliques.
« – Oh tu parles, après un coup pareil, j’peux pas r’tourner à la maison. Mon père, il a dit qu’i’m’mettrait au prytanée.
– Prytanée ? J’connais pas.
– Oh bah ça doit être un truc militaire…
– T’auras un uniforme, et puis dans l’armée, y’a d’l’av’nir.
– Ouais, bien sûr. Eh bien très peu pour moi. Oh, si ça pouvait être dans la marine ! J’voudrais bien voir la mer, j’y suis jamais allé.»
Antoine Doinel finira par être placé dans un centre d’observation pour mineurs. Et il verra la mer, après s’être évadé lors d’une partie de football.
Cet enfant non désiré, enfermé dans sa condition, en marge de la société, abandonné par ses parents dans ce centre d’observation, loin de son seul ami et sans issue apparaît comme enfin libre. Après le mensonge et le vol, la fuite est à nouveau un moyen d’échapper aux institutions qui brident le jeune Doinel : le foyer familial, l’école, le centre d’observation.
Mais la plage est aussi une impasse : il n’a nulle part où aller, sa course est bloquée par la mer. A la fin du travelling myhtique de cette fugue, Antoine Doinel ne semble pas plus libéré qu’auparavant. La plage apparaît ici comme un lieu de passage pour le protagoniste : à mi-chemin entre prison et liberté, à mi-chemin entre enfance et adolescence. Lieu de contraste aussi : un petit garçon sur une plage immense. Une tâche noire qui tranche avec le gris pâle du ciel et de la mer. Antoine Doinel s’est libéré de ses chaînes, il doit à présent « disparaître et vivre sa vie ». On le reverra quatre ans plus tard, jeune homme de retour à Paris, habitant en face de chez Colette.
Là, sur cette plage normande, la Nouvelle Vague éclate. Son écume efface sur le sable les conventions qui faisaient jusqu’alors le cinéma français. Certes, Les Quatre Cents Coups n’est pas le premier film du mouvement, titre qu’on attribue plutôt à La pointe Courte (Agnès Varda) ou à Le Beau Serge (Claude Chabrol). Néanmoins, l’accueil dithyrambique que le film de Truffaut reçoit à Cannes – couronné du Prix du Jury-, et le fait que ce soit le premier film d’une des figures principales du mouvement le lient indéniablement à sa naissance.
Cette scène de fin représente ainsi la montée de la vague nouvelle portée par François Truffaut, qui cache une autre vague, celle du souvenir de son enfance meurtrie. Lorsqu’Antoine Doinel atteint la mer et que sa course se termine, il cherche une issue à son évasion. C’est finalement le spectateur qu’il trouve : il regarde la caméra, et l’action est suspendue avec un arrêt sur image. La fin des Quatre Cents Coups est ouverte : une fin heureuse ? Malheureuse ? Antoine Doinel est-il libre ou prisonnier de son existence ? Par ce regard, Doinel nous pose la question : comment voulons-nous percevoir cette fin ? On doit alors puiser dans notre expérience et nos souvenirs, se retourner vers notre propre enfance, la charge de la lecture de la fin revient au spectateur.
Marguerite Mermet