Troisième long métrage de la cheffe de file de la Nouvelle Vague (souvent ignorée comme telle), Le Bonheur est un conte contemporain sur l’amour qui interroge. C’est l’histoire de François (menuisier, par Jean-Claude Drouot) et Thérèse (couturière à mi-temps, jouée par sa femme Claire Drouot), la vingtaine mais déjà bien établis. A eux deux, ils incarnent le couple hétérosexuel idéal des années 60, et le film semble raconter comment ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Mais, à force de se rendre aux Postes, François finit par faire la rencontre d’ Emilie. 

Nous ne pouvons d’abord que noter l’étrangeté presque antinomique d’un film réconfortant et aux décors bucoliques mais dont la teneur tragique sème ses graines tout au long du film.. Cette alternance de couleurs chaudes, ce mélange acidulé de bleu (celui du ciel d’été) et de jaune (celui du tournesol, fleur emblématique du film) n’est-elle pas la colorimétrie même du bonheur ? Mais cette ambiance des plus oniriques, où les décors nous rappellent le potentiel simplement contemplatif du cinéma, contraste avec le tableau d’une famille où quelque chose ne tourne pas rond. Pourtant ça fonctionne : le spectateur est dérouté, quand il n’est pas absorbé par la beauté de la campagne francilienne (le film est tourné à Fontenay-aux-Roses, dans les Hauts-de-Seine, ville chérie de ses habitants dont le nom rajoute à la poésie du film).

Epuiser les stéréotypes

Si l’on s’en tient aux apparences, Le Bonheur représente avant tout à l’écran les lieux communs de l’amour. Et surtout ceux du couple hétéro-patriarcal. C’est la famille parfaite : épouse aimante, pleine de tendresse envers ses enfants, deux bambins croquignolets ; mari dévoué mais fier de son rôle de « Monsieur Gagnepain ». Quand François rentre du travail, Thérèse est toujours disponible pour préparer le repas, lui prêter une oreille attentive. Mais c’est surtout l’histoire d’un amour plus complexe qu’il n’y paraît, nous y reviendrons.

Le Bonheur, ce sont aussi des moments de félicité plus collectifs : les repas de famille, les pique-nique en forêt, les couchers de soleil… Ainsi Varda a-t-elle fait un film sur des clichés mais qui sont « vécus d’une manière sensuelle par les gens » comme elle le dit, où l’on peut malgré tout trouver plaisir et satisfaction. Parfois, on voudrait presque y être. « Luxe, calme et volupté » : les plaisirs simples en somme.

Mais que signifie un tel titre ? Renvoie-t-il aux petits plaisirs quotidiens que les protagonistes savourent ? Ou est-ce simplement l’amour, la garantie du bonheur ? Le Bonheur « avec un grand B » n’est-il fait que d’un couple aux apparences fonctionnelles qui s’assure une descendance ? A travers ce titre grandiloquent, Varda entretient volontairement la confusion. Mais c’est justement pour mettre l’amour face à ses contradictions. Bien loin de nous montrer la portée universelle de cette conception du « bonheur », le film à mon avis questionne plus qu’il n’affirme un point de vue sur ce que tout un chacun se doit d’espérer. Ainsi, en exploitant les clichés romantiques, le film met en lumières les tensions et paradoxes inhérents à l’amour et au couple hétérosexuel, qui sont de plus en plus questionnés à cette époque avant l’ébullition des années 70 (à laquelle Varda prendra part).

Portrait d’un (homme) égoïste

Nous suivons en effet François, qui essaie tant bien que mal de mener paisiblement une double vie. François côtoie Emilie, mais aime toujours sa femme. Mais jusqu’à quel point peut-il maintenir un équilibre entre sa vie de foyer et ses virées adultérines ? François se questionne. Nous assistons à ses conversations sur l’adultère avec Emilie qui ne sont pas sans rappeler les thèmes rohmériens. On le suit dans ses pérégrinations intérieures qui se transforment peu à peu en un dilemme presque insoluble mais non cornélien : il n’en devient pas plus scrupuleux. Pour lui, l’adultère n’est pas une faute.

Surtout, cette apparente naïveté presque agaçante de Thérèse qui ne voit que du feu à la tromperie de son mari peut parfois nous décontenancer, mais dans Le Bonheur, on ne perçoit que l’extérieur, la façade : une femme au visage d’ange entièrement dédiée à son rôle de bonne épouse qui ne fait pas de vagues… Et même si nous n’avons pas accès à sa vraie parole, qui se résume en mots réconfortants et encourageants à ses enfants et à son mari, Varda portrait en fait une femme qui outrepasse le cliché. Sa parole se supplante alors à une mélancolie parfois pathétique et des attitudes qui trahissent une forme d’inquiétude lancinante. Bref, derrière son visage poupin, Thérèse est lucide. Et c’est son mari qui tombe farouchement dans le cliché : n’est-il pas d’abord cet homme dont entre deux femmes le cœur balance ? et n’est-il pas celui qui entend préserver sa bonne fortune au-delà des normes monogames qu’il prétend balayer d’un revers de main ? 

Mais malgré tout cela, François est un brave homme. François est doux, gentil, attentionné. Thérèse devrait s’estimer heureuse d’être tombée sur un mari pareil, ça court pas les rues à cette époque. Bref, François est un cœur simple, pavé de bonnes attentions. Son visage est innocent et inspire la bonté. On lui donnerait la lune. Cela entretient l’ambiguïté : avec lui, on ne sait plus sur quel pied danser. Doit-on l’adorer ou le détester ? Et qu’est-ce que peut supporter une femme aimante ?

Un film des plus scandaleux

A sa sortie, Le Bonheur a fait l’objet d’une censure virulente : interdit pour les moins de 18 ans et blâmé par l’Eglise catholique. Mais le scandaleux n’est pas là où on le croit. Il ne réside pas dans des scènes d’amour qui laissent entrevoir un bout de poitrine. Il est dans ce que le film ne dit pas, laisse en suspens. Loin de condamner ouvertement, le coup de maître de Varda réside dans le rapprochement des destins de Thérèse et de Emilie qui malgré leur rivalité initiale, finissent en effet par se substituer dans leur rôle de bonne épouse. Le Bonheur est donc avant tout l’histoire de deux prétendantes qu’en définitive presque rien n’oppose… dans leur destin de femmes. Certes uniques, mais remplaçables. Et s’il y a réjouissance, c’est d’abord celle de l’homme qui parvient à surpasser le drame d’une vie grâce à une configuration familiale qui demeure à son avantage. A mon avis loin d’en faire l’apologie, le film demeure génial en ce que la dénonciation n’y est justement jamais explicite : grâce au vernis d’une vie présentée comme un « rêve éveillé », le film met le spectateur face aux contradictions et à la violence de l’amour hétéropatriarcal. Varda a ainsi cherché « comment on peut fouiller dans ce rituel quotidien qui est social et politique avant d’être personnel ». 

Ainsi une interrogation demeure : si le film innove à travers une représentation plus « libérale » du couple, où François trouve son compte, la question qu’il soulève est aussi celle du mal être qu’il peut générer en retour, sans pour autant le vouloir délibérément. Comme si le film, au fond, se devait de rappeler en définitive les risques qu’il encourt à vivre en homme « libre », pour qui « le Bonheur s’additionne».

Le Bonheur est donc une fable étonnante sur le couple qui laisse une impression glaçante (ambivalence du cinéma de Varda dit une fois de plus davantage que ce que l’on croit y comprendre). Mais c’est un tableau sublimement représenté à l’écran, ce qui le rend encore plus tragique, voire cauchemardesque.

Marion Ruellan

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