Dans La vie au Ranch, il ne se passe peut-être rien. Que des filles qui parlent, picolent, dansent, draguent, font la fête et occupent en vacarme un appartement parisien. « Le Ranch », c’est une coloc’ de la rive gauche, un appart de filles à l’organisation incongrue, et le QG d’un groupe de potes qui se traîne depuis le collège. Dans ce groupe, on est toustes à peu près étudiant.e.s, à peu près en couple, plus ou moins artistes ou groupies, mais toustes bourgeois.e.s. Il y a Pam’, Manon, et les autres. Puis quelques garçons, mais ce n’est pas vraiment d’eux dont il est question. Avec un réalisme fou à s’en pincer les lèvres, Sophie Letourneur construit un film juste, drôle et intelligent sur la fièvre des bandes d’ami.e.s. De cette jeunesse en coexistence, elle y capte l’exaltation, l’impétuosité, et la violence, aussi.
Dès le début du film, une soirée bien avancée dans un grand appartement parisien où l’on fume au balcon, l’effervescence des discussions alcoolisées et la ferveur des corps bousculés nous disent avec jubilation tout ce qu’il y a d’impérieux dans la vie de ces jeunes femmes. Puis, l’euphorie du groupe ne semble jamais s’épuiser, la fête ne jamais s’arrêter, tous les soirs sont vin blanc à la bouteille et danse sur le canapé, égarements dans les rues ou cafés parisiens. Aussi, La vie au Ranch pourrait, de loin, sembler futile, ou ne rien raconter. Au contraire, on n’a jamais vu un film aussi plein, rempli à ras bord de tout ce qui compose un quotidien acharné. L’écran déborde d’élans, d’allées et venus, rencontres et disputes, relations nouées, dénouées, à s’en fatiguer. Micros, caméras, montage, mise en scène, tout dans le film est au service du groupe, s’y plie, s’y colle, bouge avec lui. Le travail formel est d’une précision, d’une intelligence, et se fait oublier. Il compose avec fraîcheur ce tableau en mouvement qui monopolise l’écran. Parce que c’est de ça dont on parle : du groupe d’ami.e.s qui rythme la vie, les cœurs, les rires, les dires… et absorbe tout.
Il est d’une densité complexe ce groupe. On le voit se mouvoir, on l’entend s’animer, il bourdonne d’une parole pleine d’ardeur, sonne de répliques claquantes et jouissives. On en veut encore. Puis ça en devient assourdissant, cette cacophonie. Personne ne s’entend plus. Dans le groupe, les conversations tournent en boucle. Parler pour parler, la parole sur elle-même, indéchiffrable à ceux qui n’en sont pas, et peut-être même plus encore, à ceux qui en sont. Les mots se vident, alors. C’est comme si on ne se disait rien. De la parole il ne reste que le ton, la façon de dire, d’interrompre. Il ne reste que la musique, le bruit, ou le silence. Puis on se tait. C’est peut-être pour ça que le film peut donner l’illusion de ne rien contenir: parce que la parole, omniprésente, flot d’abord sans interruption, semble dénuée d’intérêt. C’est comme si les phrases n’avaient pas de but. Les personnages se balancent des mots parfois d’une violence folle, déployés sans hésiter, mais ne touchant véritablement personne (on pense à la scène de la robe).
Taillé aux mesures de ce groupe d’ami.e.s, le film de Sophie Letourneur est construit en trois temps, decrescendo. Il raconte ainsi l’histoire de la bande – comment elle soude, comment elle passionne, comment elle exalte – puis sa violence sourde, la nécessité de sa dissolution, et enfin l’urgence qu’on a d’en partir.
La vie au Ranch est un film d’une grande poésie, de ceux qui parviennent à faire ressentir en même temps la légèreté et la profondeur, comme dans la dernière scène du film où Pam’ peut dire, dans un rire, que tout risque de lui tomber sur la gueule.
C’est aussi un film bourgeois, mais qui a conscience de l’être, et qui porte toute l’intelligence de sa réflexivité. En quelque sorte pour Sophie Letourneur, l’expression de son point de vue situé.
Lucie Kasperski
[Le film est disponible actuellement sur Mubi, demandez à vos potes abonné.e.s de vous offrir le lien du film, c’est gratuit].