56 ans après Au Hasard Balthazar (Robert Bresson), Jerzy Skolimowski réinvestit avec brio la fable de l’âne omniscient au regard humaniste. Bien que les références au film de Bresson soient nombreuses, le cinéaste polonais embrase tout avec un geste de mise en scène d’une liberté folle. 

Au commencement était l’âne

Il n’est pas aussi sexy que son cousin le cheval. Il n’est pas aussi ingrat que son éternel compagnon, l’homme. L’âne est un entre-deux. Une sorte de meilleur ami qu’on aime détester pour son entêtement. Rien ne prédestinait Eo à vivre ce qu’aucun de ces congénères n’accepterait le temps d’un film. La première scène détonne : des effets stroboscopiques sur fond rouge avec au centre une chorégraphie entre un âne domestiqué et sa maîtresse se conjuguent à des mouvements de caméras époustouflants de maîtrise. D’entrée, Skolimowski montre qui est le patron. C’est la cruauté des êtres qui oblige Eo à quitter son foyer et à vagabonder de stations-services en match de foot, en passant par des palais farnésiens, des écuries et des barrages hydrauliques. Chaque rencontre est un petit tableau de l’état de la Pologne et plus largement du monde. Eo est le compagnon idéal pour ces ecclésiastes fugueurs, ces routards volages et ces supporters éméchés. Quand bien des gens auraient baissé les bras, lui avance et conserve son innocence. 

Il y a chez Bresson et Skolimowski un même postulat de réalisation : une croyance folle dans les pouvoirs du cinéma. 

Bresson voulait investir des corps neutres pour exprimer la puissance de l’image et du son. Pas de jeu d’acteur, pas de grands mouvements de caméra mais une ascèse qui scrute, intrigue et in fine qui enflamme complètement la fiction. Faire confiance au cinéma, c’est faire le pari de donner le rôle principal à un animal et non pas un.e acteur.trice. Avec les animaux, on ne triche pas. Pas moyen de les diriger classiquement. Seul moyen : l’audace formelle. Chez Bresson, elle est suggérée et se concentre donnant à la pellicule l’éclat d’un diamant. Chez Skolimowski, elle est montrée avec une telle virtuosité que cela en devient vertigineux. A 84 ans, le cinéaste polonais est de loin le plus moderne dans sa représentation formelle. EO ne se refuse rien : le mélange des genres, les envolées à 360 degrés, des passages intégralement rouges, des plans de cascades à couper le souffle… Il se permet tout mais ne se perd jamais dans ces audaces car le centre du monde est toujours cet âne.  Jamais la profondeur d’esprit de cet animal n’avait été exprimée par un simple gros plan sur un œil. Eo est tellement humain qu’on le voit jouer devant nous. Il lève les oreilles, tape du pied, se fâche, pleure… Eo ressent et endure la dureté du monde. Jamais il ne pose un regard désabusé. Son regard s’anime pendant les 1h30 du film. 

Au Hasard Balthazar de Robert Bresson (1966) 

Et si l’âne était le spectateur ? 

L’âne voit tout mais ne peut rien faire face aux monstruosités du monde. Il est statique. Le spectateur voit le film mais ne peut briser le quatrième mur pour intervenir dans le récit. Le regard que l’âne pose sur le monde est le même que le.a spectateur.trice pose devant EO. Iel regarde sans que le monde extérieur sache ce qu’iel voit vraiment. Croire au cinéma serait-ce alors avoir confiance dans le spectateur et dans le monde ? L’humanisme de l’âne est l’humanisme du réalisateur et des spectateurs. Le compagnon de l’âne incarne cette bonté presque mystique. Chez Bresson, la partenaire de Balthazar s’appelle Marie. Elle a un visage enfantin, la peau diaphane et la pureté d’une sainte. Dans EO, iels sont plusieurs compagnons, souvent cabossé.e.s, abîmé.e.s par la vie. Aux côtés d’Eo, le temps se suspend. Il apaise les angoisses de ces maîtres. La vie circule dans cet objet cinématographique époustouflant. 

Quelle est la seule issue de secours ? La fugue, la fuite en avant, voir du pays. Balthazar et Eo se perdent ; mais pour aller où ? 

Voir le monde d’un œil innocent : est-ce là la solution à tous nos maux ? Si Eo est aimé de ses maîtres, le monde lui rend-il justement l’affection qu’il apporte aux autres ? 

Omer Gourry

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